Le combat aérien du 26 mai 1940
Depuis quelques jours, des éléments de troupe stationnent à Cramoisy. Des membres du groupe de défense local désignés par le maire patrouillent dans la commune, armé de fusils de chasse.
Le 26 mai, les habitants assistent à un combat aérien. Un avion allemand est touché et trois aviateurs parviennent à s'extraire de la carlingue pour se parachuter. Aussitôt, les gardes territoriaux et les soldats français présent dans le village partent à la recherche des parachutistes. La confusion est totale.
Lors d'une enquête menée fin avril 1941 à Cramoisy, soit près d'un an après les faits, l'inspecteur de police spéciale Robert Fischbach rapporte le déroulé de cette journée au Commissaire spécial de Beauvais :
" (...) Le 26 mai 1940, un combat aérien s'est déroulé sur le territoire de la commune de Cramoisy. Des aviateurs allemands, dont l'avion était touché, sont descendus en parachutes, alors que l'avion adversaire, un anglais pense-t-on, tirait à la mitrailleuse et que des postes militaires français faisaient également feu. Un habitant de la commune, qui se trouvait à 1500 ou 2000 mètres de là, Heurteur Henri, a tiré avec un fusil. Un aviateur allemand a été blessé, vraisemblablement par une balle de mitrailleuse. Cet aviateur, paraît-il, tirait sur les personnes qui se trouvaient dans les parages. Heurteur s'est vanté dans tout le village d'avoir blessé l'aviateur, ce qui est tout à fait douteux, des balles militaires sifflant de partout au moment de la bataille. Un autre habitant, Delaplace Henri, conseiller municipal, a fait connaître aux habitants de Cramoisy qu'il avait achevé à coups de pierre un aviateur blessé (...)".
Arrêtés, les aviateurs allemands sont faits prisonniers de guerre. Libérés avec l'armistice, ils rendent compte de leur aventure du 26 mai qui donne lieu à une enquête d'un tribunal militaire allemand.
L'enquête du tribunal de l'armée de l'air allemande
L'enquête est menée par le tribunal de campagne du 1er corps d'aviation (Feldgericht des 1 Fliegerkoops der Wehrmacht) qui applique les principes de dissuasion, de peur et de sévérité propre à la justice nazie. Les 25 et 26 novembre, à sa demande, deux gendarmes allemands accompagnés d'un interprète auditionnent une adolescente de 14 ans et demi, Jacqueline Basset, dont le rôle dans le déroulement des événements qui vont suivre n'est pas établi, puis, plus tard sa mère Ida. Ils convoquent en mairie de Cramoisy les gardes territoriaux de la commune pour les interroger. Chacun des membres du groupe témoigne de la journée du 26 mai puis regagnent leur domicile.
Mais le 26 novembre, à 21 heures 30, les autorités allemandes procèdent à l'arrestation d'Henri Heurteur, ne lui laissant que dix minutes pour embrasser ses trois enfants. Dès le lendemain, 27 novembre, le maire de Cramoisy saisit le préfet de l'Oise par lettre pour lui demander d'intervenir auprès du gouvernement pour prouver qu'Henri Heurteur n'a fait qu'obéir aux ordres reçus et pour obtenir sa libération. Mme Heurteur, quant à elle, écrit au feldkommandant de Beauvais faisant appel à son sentiment de justice: "mon mari n'a fait qu'obéir à un ordre reçu, exactement comme un soldat allemand qui aurait exécuté une prescription". Ce recours est adressé au Juge de guerre du Tribunal de l'Armée de l'Air.
Dans les jours qui suivent, Henri Heurteur est conduit à la prison du Cherche-Midi, à Paris.
L'affaire prend une nouvelle dimension lorsque le samedi 11 janvier 1941, la police allemande interpelle trois habitants de Cramoisy, MM. Delaplace père et fils et M. Bréviaire. Puis, dans l'après-midi, six autres habitants sont interpellés : MM. Destrées, Thil père et fils, Jucquin, Gambier et Lévêque. Absent de son domicile, M. Godart est emmené le lendemain matin. Conduits à la police de l'Air à Noailles, ces hommes sont interrogés puis incarcérés à la prison de Beauvais. Seuls, MM. Delaplace et Bréviaire sont relâchés et reviennent à Cramoisy le dimanche après-midi.
Le 14 janvier, le maire de Cramoisy adresse une lettre au préfet de l'Oise, s'inquiétant du sort de ces hommes arrêtés et de leur famille. Le préfet y répond deux jours plus tard, indiquant que la Feldkommandantur de Beauvais ne lui a fourni aucune indication et qu'il saisit l'ambassadeur de France délégué général du Gouvernement dans les territoires occupés. A ce dernier, il indique cependant que les sept personnes arrêtées sont inculpées d'avoir agi en "francs-tireurs".
Courant février 1941, les sept détenus de Beauvais sont transférés à la prison de Compiègne.
Le 9 mars suivant, l'affaire connait un nouveau rebondissement: dans une lettre du maire de Cramoisy adressée au préfet de l'Oise le 13 mars, on apprend que le conseiller municipal Henri Delaplace, ouvrier d'usine et ancien combattant, a été arrêté à l'hôpital de Senlis où il était soigné. Cette interpellation fait suite à l'intervention auprès de la police de l'air, le jour-même, des huit épouses des détenus de Cramoisy dénonçant le fait que l'intéressé aurait frappé un des parachutistes déjà blessé.
Les détenus de Cramoisy sont maintenant neuf, un incarcéré au Cherche-Midi et les huit autres à Compiègne.
Vers le procès des "francs-tireurs"
Le 22 avril 1941, les huit prisonniers de Compiègne sont transférés à la prison de Fresnes. Parmi eux, M. Godart, 60 ans, peine à surmonter la pression de l'incarcération et se suicide le lendemain dans sa cellule. Dans une lettre du maire de Cramoisy au préfet de l'Oise datée du 28 avril, il est dit : "M. Godart ne put surmonter cette nouvelle épreuve. Très déprimé et désespérant de voir intervenir une solution dans cette pénible affaire, il préféra se donner la mort".
Le 31 avril 1941, le tribunal de campagne du 1er corps d'aviation (Feldgericht des 1 Fliegerkoops der Wehrmacht) qui transmet son dossier au tribunal de guerre. Lavés de tout soupçon, Georges Destrées, Gaston Gambier, Marie-Adrien Jucquin, René Lévêque, Léon Thil et Lucien Thil sont libérés de Fresnes le 15 août 1941 et regagnent leur domicile. Toujours incarcérés, Henri Heurteur et Henri Delaplace sont informés qu'ils seront jugés par un tribunal militaire. Pour défendre les inculpés de Cramoisy, la préfecture de l'Oise et la
commune de Cramoisy décident de prendre un avocat, en la personne de
maître François E. Peter, avocat à la cour de Paris, lequel a déjà
assuré la défense de deux habitants de la Nièvre accusés d'avoir agi en
tant que franc-tireurs. Ce dernier s'évertuera à prouver que les gardes nationaux sont assimilés à des militaires, s'appuyant sur le décret et les textes émanant du gouvernement et des préfectures. En vain. Le procès se déroule du 29 au 31 octobre 1941, devant la cour martiale de Berlin siégeant à Paris qui rend son verdict : Henri Heurteur est condamné à mort et Henri Delaplace condamné à dix ans de réclusion.
Le lendemain, 1er novembre, Henri Heurteur signe un recours en grâce. Peu après, une demande d'aide est formulée par le maire de Cramoisy auprès du préfet (lettre du 5 novembre 1941) et un recours en grâce par Mme Heurteur auprès du chancelier du Reich (lettre du 6 novembre 1941). Ces actions portent leurs fruits et le 9 novembre, le général commandant les forces d'occupation gracie Henri Heurteur et commue sa peine en détention sans plus de détail.
Le 10 novembre, les deux condamnés quittent la prison de Fresnes et sont emmenés en prison en Allemagne, à Karlsruhe. Classé « nacht und nebel », Henri Heurteur passe à Rheinbach, Zweibrücken puis à la prison d’état de Saarbrücken.
Incarcéré en forteresse, Henri Heurteur connait des conditions de détention éprouvantes. Dans une lettre de son épouse adressée au préfet de l'Oise le 12 mars 1942, on apprend qu'elle n'a eu de ses nouvelles que trois fois et ne peut lui envoyer de colis faute de relai. Puis, en juillet 1943, elle demande au maire de Cramoisy de l'informer de la manière dont un condamné dans les mêmes conditions, M. de Bois d'Hébert, a pu obtenir sa libération... Après examen de ce cas, les autorités françaises conclurent que les charges diffèrent et qu'il n'est pas possible de porter une requête auprès du tribunal allemand.
Le 27 janvier 1943, la condamnation de Henri Heurteur est commuée en peine de 5 ans de réclusion, permettant d'envisager une sortie de prison au 7 décembre 1946 compte tenu du temps déjà fait. Le 5 septembre 1943, Henri Heurteur décède à la prison de Sarrebrück, à l’âge de 38 ans dans des circonstances inconnues.
A l'annonce de la mort d'Henri Heurteur, l'émotion est vive à Cramoisy. Sa famille décide de faire célébrer un service religieux en sa mémoire en l'église de Cramoisy le 20 novembre 1943 à 10h00. Dans la nuit qui précède la messe, des inscriptions sont peintes en blanc sur les murs de l’église de la commune et sur la chaussée voisine en trois point différents. On peut y lire : Heurteur nous te vengerons", "Le Front National pleure ses martyrs et les venge", "Mort aux Boches". Pendant toute la cérémonie qui suit, les soldats allemands défilent autour de l’église en chantant et en claquant leurs bottes. L'enquête menée par l'Inspecteur de police de sûreté sur ces "inscriptions séditieuses" ne donnera pas de résultat tangible, concluant qu'elles "ne sont autres que des habitants de Cramoisy appartenant au groupement de résistance Front National".
Courant décembre, le journal clandestin Le Patriote de l'Oise, organe du Front National, publie un entrefilet rendant hommage à Henri Heurteur confirmant son souhait de vengeance.