Dernière lettre de Pierre Rigaud, 6-7 mars 1942
Ma Jo bien-aimée,
Tout doit finir. On ne choisit malheureusement pas toujours la fin qui nous revient… C’est mon cas. Après 12 mois de soins vigilants, je suis jugé à point. Alors c’est le grand départ. Je suis sans regret pour moi, pour mon passé. J’essaie de mettre le présent à la hauteur de ce passé. Je suis calme, sans émoi. Je sais que mon sacrifice n’est pas vain et que l’avenir que j’ai voulu te protégera et protégera Marie-Claude [fille de Pierre Rigaud].
Sois comme moi, sans chagrin, sans douleur! On vit pour demain, pas pour hier. Sèche tes yeux et reprends sans hésiter le rude combat pour la vie. Tu te le dois à toi-même. Tu le dois à notre chère Marie-Claude.
Tu dois vivre ! vivre intensément, boire la vie goulûment, t’en abreuver, car pour toi vivre ce sera me continuer. Ne t’épuise pas dans de vaines lamentations. Et si demain un compagnon t’est nécessaire pour t’aider dans le combat pour la vie, accepte ce compagnon. Tu ne feras pas injure à ma mémoire. Tu feras plus pour notre Marie-Claude.
Je n’ai pas à te demander pardon de t’abandonner si tôt. Si j’ai quelques regrets, c’est d’abord de n’avoir pas toujours été assez fort pour te faire une vie plus heureuse pendant cinq ans, ensuite de te quitter sans un dernier baiser, loin de toi.
Mais ce sont des choix dont tu m’excuseras. Nous ne nous sommes pas toujours compris ; mais je sais que toi comme moi, moi comme toi, nous avions l’ambition de mener une longue vie commune aussi intimement heureuse que possible. Pardonne-moi les mauvais moments. Ne te souviens que des bons ! Et regarde avant tout vers l’avenir.
Je n’ai pas de recommandations spéciales à te faire pour notre Marie-Claude bien-aimée. Je t’en ai déjà fait beaucoup. Je sais que tu feras l’impossible pour elle. Mêle-la à la vie le plus possible. Instruis-la. Mon désir de guider moi-même son instruction ne sera pas satisfait, mais je sais que dans les temps qui viennent, elle aura les éducateurs qui lui conviendront. Jean-Jacques Rousseau fournit dans « Émile » quelques heureux préceptes, toujours actuels, à côté d’erreurs, de fausses appréciations. Ce sont ces quelques bons préceptes, alliés aux méthodes d’enseignement les plus considérées dont j’aurais voulu voir fonder pour notre fille [sic].
En tout cas, je lui lègue toute ma bibliothèque, tous mes ouvrages, tout. Si elle peut en faire le meilleur usage, ce sera très bien ! Je ne voudrais pas que tout ce qui m’appartient fût dispersé, mais soit utilisé en bloc pour notre fille et par elle.
Si par malheur notre Marie-Claude ne pouvait disposer de ce petit trésor, tout ce que je laisse de convenable, je t’en laisse gérante avec Thérèse, avec liberté pour vous deux d’en faire le meilleur usage. Au besoin notre ami Roger Sémat, s’il le peut, pourrait en utiliser ce qui serait susceptible de l’intéresser.
En quelque sorte, je lègue ma bibliothèque à Marie-Claude, toi-même, Thérèse et tante et, pour l’utilisation de ce qui peut donner lieu à études, à Roger Sémat.
Maintenant je te charge d’apporter mes meilleurs baisers et mes consolations à Thérèse, tante, François, Yvette, la mémé, ta cousine Yvonne – dont j’ai apprécié le grand coeur – l’oncle François, tous les oncles, tantes, cousins, cousines que je ne puis nommer. Une touchante pensée à Thérèse qui fit tant pour moi !
Je te charge de faire parfois un pèlerinage sur la tombe de ma mère et devant la pierre qui perpétue la mémoire de mon père – à laquelle ma mémoire pourra s’adjoindre – au cimetière d’Avignon.
J’ai laissé mes deux portefeuilles, avec tout mon argent et mon alliance à Peyronies, avec mission de te [les] transmettre.
Mes bagages sont avec moi. Que deviendront-ils ? Je l’ignore ! Je suppose que tu les auras dans un mois ou deux si la situation le permet.
Je te laisse le maximum d’affaires.
Je vais essayer de passer une nuit tranquille. Je suis en prison, en cellule, et n’ai que mon restant de bougie pour m’éclairer, et il touche à sa fin.
Adieu, ma Jo chérie. Je t’ai aimée de tout mon cœur, tu peux en croire mon aveu ultime ! Je te quitte trop tôt, mais c’est nécessaire !
Je t’embrasse encore une fois, une dernière, fougueusement, passionnément. J’embrasse tendrement notre Marie-Claude. Je pars sans une larme ! Ne pleure pas ! Accepte mes derniers baisers. Raidis-toi et vis ! J’embrasse du fond du cœur Thérèse, tante, si bonne pour moi, pour toi, tante, ma seconde mère, François, mon second père. Je te confie à eux !
Encore un baiser fou ! Et adieu à jamais.
Ton Pierre. (...)