Les chefs d'entreprises
par Françoise Rosenzweig-Leclère
L’écrasante majorité d’entre eux sont des patrons de petites et moyennes entreprises. Tous relèvent d’une catégorie assez opaque : les archives des établissements nous échappent ( ce sont des archives privées et elles ont souvent été détruites) et les archives de la Chambre de commerce et d’industrie de l’Oise qui ont trait à l’Occupation ont disparu. De toute évidence, les entreprises industrielles ont constitué un enjeu pour l’occupant soucieux d’exploiter à son profit les ressources industrielles de l’Oise afin d’alimenter son effort de guerre.
Il faut le rappeler, les chefs d’entreprises ont dû affronter sous l’Occupation de lourdes contraintes : relever leurs usines après les destructions de 1940, affronter les pénuries d’énergie et de matières premières, s’adapter à une économie nouvelle, subir le poids de lourdes menaces allemandes, voire le chantage des autorités d’Occupation, sans oublier que l’objectif essentiel d’un dirigeant d’entreprise, quelques soient ses considérations, est de maintenir l’activité de son établissement.
Les difficultés de l’An Quarante
Des usines du Beauvaisis, du Compiégnois ont été détruites mais les grosses entreprises du Bassin creillois sortent intactes du déluge de mai-juin 1940. Le plus grave pour les entreprises est la désorganisation économique qui résulte de l’interruption de l’usage des moyens de transport, de sorte que l’été 1940 est marqué par une chute brutale de la production industrielle et l’arrêt complet des relations commerciales.
Certaines entreprises sont profondément atteintes par les opérations de pillage perpétrées par l’occupant : rapt de quantités de métaux considérables à Sérifontaine, de stocks de produits chimiques à Villers-Saint-Paul, de charbon à Feuquières, confiscation pure et simple.
Enfin, dès octobre 1940, les chefs d’entreprises israélites sont dépossédés de leurs établissements industriels ou commerciaux, soit par liquidation sous prétexte d’inutilité à la vie économique nationale, soit par aryanisation. Ils disparaissent ainsi en tant qu’agents économiques, conformément aux vœux conjoints des autorités d’Occupation et du gouvernement de Vichy.
Pour les autres établissements, la reprise s’effectue en octobre, facilitée par des prêts de redémarrage octroyés par le gouvernement français.
L’adaptation à l’économie nouvelle
Au nom d’une pénurie généralisée, les chefs d’entreprises passent en quelques mois d’une économie libérale à une économie administrée (et non pas dirigée car elle n’est pas planifiée). Désormais leur activité est soumise à la surveillance et au contrôle étroit d’organismes départementaux, régionaux ou nationaux, composés soit de fonctionnaires soit d’individus à compétences professionnelles investis de pouvoirs réglementaires : les comités d’organisation qui répercutent les directives du tout-puissant ministère à la Production industrielle ( d’abord aux mains de Pierre Pucheu, puis de Jean Bichelonne) et de son appendice l’OCRPI (Office central de répartition des produits industriels).
L’ approvisionnement en matières premières est contingenté (30 % en général des approvisionnements de 1938 ). La pénurie d’énergie, de charbon notamment, est générale et provoque des fermetures temporaires d’usines. Seules les très grosses entreprises, alimentées sur ordre de Paris, reçoivent des attributions de combustibles substantielles. Enfin, tous les établissements souffrent du manque de moyens de transport.
La Charte du Travail, promulguée le 4 octobre 1941, ne semble pas avoir eu beaucoup d’écho dans le patronat oisien. Mais les débats de la Chambre de commerce et d’industrie montrent que les chefs d’entreprise, étaient très soucieux de rétablir une stricte hiérarchie professionnelle dans les établissements et voulaient conforter la position des cadres intermédiaires (la maîtrise). La Charte prévoit la constitution de comités sociaux d’entreprises dans les établissements de plus de 100 ouvriers : il en existe une vingtaine en juin 1942 dans le Bassin creillois et chez Englebert. Au début de 1944, trois dirigeants des plus grosses entreprises creilloises (Daydé, Brissonneau, les Aciéries du Nord et de l’Est) se rendent à la préfecture pour obtenir des bons de bleus de travail, de souliers et de pneus de bicyclette, pour protester aussi contre la disette de matières grasses.
Les menaces allemandes
Elles consistent à fermer les entreprises jugées superflues (boutonnerie, tabletterie, fabriques de jeux, fabriques de céramique, certains établissements textiles). Les autorités d’Occupation n’octroient combustibles et matières premières qu’aux seules entreprises travaillant sur commandes allemandes. Les établissements menacés risquent de perdre leur matériel, transféré en Allemagne, et leur personnel, affecté ailleurs.
Il semble que les chefs d’entreprises de l’Oise aient espéré jusqu’au printemps 1941 un « retour à la normale ». A l’automne 1941, sous l’impulsion de leurs comités d’organisation ou de leur propre chef, les grosses entreprises de l’Oise (industrie métallurgique, mécanique, chimique) tournent pour le compte des Allemands mais aussi des industries de consommation (chaussures, couvertures). L’occupant favorise la concentration des entreprises, notamment dans le secteur de la céramique et l’industrie du matériel agricole.
Au surplus, il classe les entreprises en trois catégories : les Rustung- betriebe qui travaillent directement ou indirectement pour l’armée ( les fonderies Montupet, l’usine Desnoyers à Laigneville, la Compagnie française des métaux à Sérifontaine, les fonderies de Méru, les pneus Englebert). Deuxième catégorie, les Vorzag-betriebe ou entreprises prioritaires, signataires d’un contrat avec la Feldkommandantur et bénéficiaires d’une priorité d’approvisionnement en matières premières, matériel d’exploitation, énergie, moyens, moyens de transport, main-d’œuvre ( la Viscose à Beauvais, la Vieille Montagne à Creil et les usines de produits chimiques). Kulhmann devient Francolor en décembre 1941, société mixte franco-allemande tandis que la société Ugine, propriétaire d’un établissement à Villers-Saint-Sépulcre conclut un accord avec la firme allemande Deguesh et fabrique du zyklon B dans ce même établissement.
Mis à part ces deux cas, la pénétration du capital allemand dans l’industrie oisienne est quasiment inexistante. Les entreprises de l’Oise sont traitées comme des unités sous-traitantes contrôlées et surveillées (grâce à la présence d’ingénieurs allemands à Sérifontaine par exemple) par les autorités allemandes.
Même la main-d’œuvre disparaît
Dès 1940, l’occupant, assisté par la presse officielle, fait de la propagande pour recruter des travailleurs français et les attirer en Allemagne, sans beaucoup de succès. Il pratique également sur ses chantiers une politique de hauts salaires, plus efficace. A partir de septembre 1942, les chefs d’entreprises sont contraints d’accepter le départ de dizaines, voire de centaines de leurs ouvriers « spécialistes » ( 200 ouvriers chez Francolor, 50 % du personnel chez Saxby, 25 % chez Daydé etc..) et sont obligés de faire appel à une main-d’œuvre féminine. Ils sont désormais confrontés à une contradiction : d’un côté ils doivent honorer des commandes allemandes, de l’autre l’occupant les prive de leur main-d’œuvre qualifiée. Le recours au STO et au système des mutations ne permet pas vraiment de résoudre le problème, ni même les décisions de Speer cherchant à protéger en France la main-d’œuvre travaillant pour compte allemand.
L’aisance des trésoreries (les Allemands ne chipotent pas sur les prix) ne peut masquer la paralysie progressive des établissements dont la plupart cessent de fonctionner en 1944, triplement atteints par les sabotages, les bombardements et l’arrêt des moyens de transport.
Collaboration économique ou Résistance ?
Il est indéniable que les entreprises de l’Oise ont livré à l’occupant de 40 à 100 % de leur production. Sous la contrainte économique ou par choix ? Une réponse globale est difficile à donner.
Certains patrons ont été accusés par leur personnel d’avoir profité du STO pour se débarrasser de ceux qu’ils considéraient comme des meneurs, accusation qui leur a parfois été fatale.
Mais d’autres, en très petit nombre, ont choisi la Résistance (CND, Prosper). Treize chefs d’entreprises ont participé activement à la Résistance dont sept entrepreneurs de travaux publics ou du bâtiment. Six d’entre eux ont été déportés et trois sont morts dans les camps.
Un industriel de la région de Liancourt, Pierre Olivier, né à Pessac en 1897, est membre du Comité départemental de libération à partir de septembre 1944, il représente "les patrons de l'industrie".
A la Libération, une vingtaine de responsables d’établissements sont l’objet de mesures prises dans le cadre de l’épuration économique.
Il reste aux chefs d’entreprises de l’Oise, inquiets de la concurrence étrangère, notamment américaine, à renouveler leur matériel, leurs méthodes d’organisation, bref à investir et à trouver de nouveaux clients en profitant du dynamisme de la reconstruction et des Trente Glorieuses.
Sources :
Rosenzweig-Leclère Françoise, L'Oise allemande (25 juin 1940- 2 septembre 1944), impact économique et social sur le département, Thèse de doctorat, Thèse de doctorat, Université Paris 8, 2002, 374p.